Aux origines d’une vision plurielle : défier le QI traditionnel

Pendant longtemps, mesurer l’intelligence revenait à mesurer le quotient intellectuel (QI). Cet outil, développé au début du XXe siècle par Alfred Binet et Théodore Simon, visait à repérer les enfants qui éprouvaient des difficultés scolaires. Pourtant, quelque chose échappait à cette démarche. Comment expliquer que des individus, brillants dans des contextes académiques, puissent peiner dans des environnements sociaux complexes, ou encore que certains dons artistiques ne soient pas capturés par ces tests ?

C'est dans ce contexte qu’émergea, dès les années 1980, la théorie des intelligences multiples développée par Howard Gardner, professeur de psychologie et de sciences de l'éducation à l’Université de Harvard. À travers ses travaux, Gardner soutenait l’idée qu’il n’existait pas une seule intelligence, mais au moins huit types distincts d’intelligences, chacune en lien avec des capacités spécifiques :

  • Intelligence linguistique : aptitude aux mots, à la communication écrite et orale.
  • Intelligence logico-mathématique : capacité à raisonner, calculer et résoudre des problèmes abstraits.
  • Intelligence musicale : sensibilité aux rythmes, sons et mélodies.
  • Intelligence kinesthésique : maîtrise du corps, coordination physique.
  • Intelligence spatiale : capacité à visualiser des objets dans l’espace.
  • Intelligence interpersonnelle : aptitude à interagir et comprendre les autres.
  • Intelligence intrapersonnelle : connaissance de soi, introspection.
  • Intelligence naturaliste : aptitude à reconnaître et classer les éléments naturels.

Cette vision fut révolutionnaire, car elle ne cherchait plus à hiérarchiser les intelligences, mais à reconnaître leur diversité et leur égalité. Gardner remettait ainsi en question l’idée d’un modèle « universel » de l’intelligence, privilégié par les tests de QI.

Le rôle de l’adaptation dans la diversité des intelligences

L’intelligence, au sens le plus large, pourrait-elle être décrite comme une capacité à s’adapter ? En neurosciences cognitives, cette perspective est centrale. Si nous parlons d’intelligences plurielles, c’est parce que chaque individu interagit avec un environnement particulier, qui sollicite différentes formes de facultés pour s’ajuster.

Prenons un exemple concret : un enfant spectateur régulier de disputes dans son foyer peut développer une intelligence interpersonnelle fine, en apprenant à détecter des signaux émotionnels subtils. Un autre, passionné par le dessin et les constructions, pourrait renforcer son intelligence visuo-spatiale. En clair, ces aptitudes ne se déroulent pas en vase clos, mais émergent dans des contextes précis, à travers des expériences singulières.

Il existe également une dimension évolutive à ces intelligences. À titre d’exemple, une étude publiée en 2019 dans la revue Nature Human Behaviour a révélé que les enfants ayant des capacités interpersonnelles développées avaient plus de chances de réussir dans des carrières liées à la collaboration, comme l’enseignement ou la direction d’équipes. Les intelligences ne sont donc pas des traits fixes, mais des systèmes dynamiques, en interaction constante avec leur environnement.

L’apport des neurosciences : décomposer l’intelligence et ses substrats biologiques

Grâce aux progrès des neurosciences, nous comprenons mieux aujourd’hui que les différentes formes d’intelligence sont associées à des réseaux neuronaux spécifiques. Par exemple :

  • L’intelligence linguistique est en partie sous-tendue par l’aire de Broca et l’aire de Wernicke, des zones cérébrales impliquées dans la production et la compréhension du langage.
  • L’intelligence spatiale repose notamment sur l'activité du cortex pariétal postérieur, qui joue un rôle central dans la perception et la manipulation des objets.
  • Quant à l’intelligence musicale, elle mobilise des régions comme le cortex auditif, mais également le cervelet pour les aspects rythmiques.

Loin de se limiter à un simple découpage du cerveau, ces découvertes renforcent l’idée que chaque forme d’intelligence est une facette unique de notre plasticité cérébrale. Le cerveau humain se reconfigure en permanence, activant des réseaux différents en fonction des défis auxquels il est confronté.

Intelligences multiples et société : une revalorisation nécessaire

L’éducation, le recrutement professionnel ou encore les politiques sociales souffrent souvent d’une vision réductrice de l’intelligence. Nous favorisons implicitement l’intelligence logico-mathématique ou linguistique au détriment des autres formes, moins visibles ou moins valorisées.

Prenons l’exemple du système éducatif français, largement basé sur des évaluations académiques classiques. Ce modèle peut marginaliser des enfants brillants dans des disciplines comme l’art, la danse ou les relations humaines, mais en difficulté dans des matières traditionnelles. Les intelligences multiples appellent à un rééquilibrage, non pour niveler les talents, mais pour mieux reconnaître les potentiels variés de chacun.

Dans le monde professionnel, cette diversité est tout aussi cruciale. Une étude réalisée par Deloitte en 2021 montre que les entreprises qui favorisent des équipes multidisciplinaires et des compétences diversifiées obtiennent des résultats jusqu’à 30 % meilleurs en termes de créativité et d’innovation. Cela conforte l’idée que l’adaptation humaine ne repose pas seulement sur des aptitudes classiques, mais sur le subtil mariage de talents variés.

Penser l’intelligence, c’est penser l’humanité

Alors que nous évoluons dans des environnements de plus en plus complexes, reconnaissons que nous avons tous des intelligences que nous cultivons, consciemment ou non. Ces intelligences se transforment avec l’âge, avec les expériences, avec les interactions que nous vivons. Elles ne s’abritent jamais dans un seul domaine, mais circulent, se croisent, se nourrissent.

Parler d’intelligences plurielles, c’est élargir notre regard sur ce qu’il signifie d’être humain. C’est voir dans nos différences des forces d’adaptation. Et c’est, enfin, envisager l’éducation, les neurosciences, mais aussi nos relations sociales avec une perspective plus large, plus juste — celle qui se rapproche de l’essence mouvante et créative de notre intelligence.

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