Comprendre l’intelligence adaptative : un cadre théorique

Avant de se lancer dans le débat du "universel vs culturellement situé", il est essentiel de définir ce que nous entendons par intelligence adaptative. En neurosciences et en psychologie cognitive, cette notion désigne la capacité de l'individu à s’adapter efficacement à des environnements changeants et incertains, en mobilisant un ensemble de compétences cognitives, émotionnelles et comportementales. Contrairement à l’intelligence cristallisée, qui repose sur des connaissances acquises, ou à l’intelligence fluide, qui fait appel à la résolution de problèmes abstraits, l’intelligence adaptative intègre une dimension contextuelle et dynamique.

Les chercheurs la décrivent souvent comme un processus actif impliquant :

  • La détection rapide de changements dans l’environnement.
  • L’évaluation de ces changements pour déterminer les réponses appropriées.
  • La mise en œuvre d’une réponse flexible pouvant inclure de nouvelles stratégies ou un apprentissage accéléré.

Mais si tout cerveau humain possède cette aptitude, la manière dont elle s’exprime pourrait bien varier selon les facteurs culturels et sociaux. Alors, que disent les sciences cognitives et sociales à ce sujet ?

Les arguments en faveur de l’universalité : ce que nous partageons en tant qu’espèce

Prenons d’abord le parti de l’universalité. Nos cerveaux humains, quelle que soit notre appartenance culturelle, partagent une architecture neuronale commune. Nous sommes équipés d'un cortex préfrontal hautement développé — siège des fonctions exécutives comme la planification et l'autorégulation — crucial pour nous adapter à des situations nouvelles. L’hypothèse de l’intelligence culture-génique, développée par plusieurs chercheurs, suggère que notre réussite en tant qu'espèce est précisément liée à notre adaptabilité universelle.

Des études en neurosciences transculturelles ont montré que certaines réponses adaptatives (par exemple, les ajustements au stress sous la pression environnementale ou sociale) activent systématiquement les mêmes circuits cérébraux, quel que soit le contexte culturel. Une expérience marquante menée en 2015 par l'équipe de Shinobu Kitayama sur des individus issus de cultures collectivistes (Japon) et individualistes (États-Unis) a révélé que des activités cérébrales similaires sous-tendent des décisions nécessitant une adaptation rapide à un conflit social. Cela reflète une base cognitive partagée, même si les comportements observables diffèrent.

De plus, l’impact des mécanismes évolutifs supports de l’intelligence adaptative transcende les particularismes géographiques. Les défis ancestraux — comme la gestion des ressources, la navigation dans des environnements imprévisibles ou la coopération pour la survie — ont façonné des stratégies communes inscrites dans notre génome. Ces mécanismes universels, tels que l’attention ou les perceptions sensorielles, se retrouvent dans toutes les cultures humaines.

La perspective culturelle : la forme prend racine dans le contexte

Si la biologie pose les bases, la culture sculpte ensuite les formes. Selon les anthropologues, l’humain ne vit jamais "en culture neutre" : il évolue dans un environnement riche de normes, symboles et héritages. Ces contextes sociaux influencent la manière dont l’intelligence adaptative s’exprime. Par exemple, dans une culture pastorale orientée sur la mobilité (comme les communautés nomades du Moyen-Orient), la capacité à détecter des dangers ou à anticiper les changements climatiques devient une dimension clé de l’adaptabilité. En revanche, dans une société hyper-urbane axée sur le numérique, l’adaptabilité peut se tourner vers la gestion d’informations infinies et le multitâche numérique.

L’étude pionnière de Robert Sternberg sur les "intelligences adaptatives différentielles" illustre bien ce point. Ses travaux menés auprès de diverses populations montrent comment les pratiques éducatives façonnent les compétences cognitives dominantes. En d’autres termes, l’intelligence adaptative n’est pas performée de la même manière au sein d’une école tribale en Afrique subsaharienne et au sein d’un lycée technologique européen. Les deux environnements sollicitent des adaptabilités différentes.

Un cas marquant est celui des populations Inuits. Leur intelligence adaptative s’exprime dans leur capacité à survivre dans des conditions extrêmes : orientation fine dans des paysages enneigés, mémorisation de configurations complexes de glace, et anticipation des dérives climatiques. Tout ceci contraste avec une adaptation toute différente observable, par exemple, dans la culture méditerranéenne où les réseaux relationnels et les discours oratoires constituent des leviers clés pour répondre aux imprévus locaux.

Les biais culturels dans les tests d’intelligence

Les tests standards comme les QI (quotiens intellectuels) ignorent souvent ces nuances contextuelles. Ces outils, conçus initialement en Occident, supposent l’existence d’une cognition universelle déconnectée du milieu culturel. Pourtant, un adolescent éthiopien habitué à des tâches agricoles ne résoudra pas un problème logico-mathématique abstrait de la même manière qu’un jeune Japonais habitué aux jeux visuels, même si leur intelligence adaptative respective à leur environnement est tout aussi efficace.

Neurosciences et plasticité : une synthèse possible ?

La plasticité cérébrale pourrait offrir une clé de compréhension unificatrice. Comme le souligne Daphne Bavelier, spécialiste des neurosciences cognitives, nos cerveaux ne cessent de se remodeler en interaction avec leur environnement. Cela signifie que si le potentiel adaptatif du cerveau est universel, son expression est profondément inscrite dans le tissu socioculturel. En outre, les découvertes sur l’épigénétique montrent que certains traits adaptatifs peuvent être modulés par des facteurs environnementaux, voire transmis à travers des générations.

Prenons l'exemple du bilinguisme : gérer deux langues et osciller constamment entre elles est une expression puissante de la plasticité cognitive, favorisant la flexibilité mentale et les compétences exécutives. Or, le bilinguisme est bien plus fréquent dans certaines cultures que dans d'autres, ce qui illustre comment des contextes spécifiques façonnent les marqueurs universels de l’intelligence adaptative.

Vers une alliance de perspectives

Alors, l'intelligence adaptative est-elle universelle ou culturellement située ? Peut-être n’avons-nous pas besoin de choisir. Si la biologie pose les fondements, la culture en est l’encre. Et il ne s'agit pas d’une simple hiérarchie entre nature et culture, mais plutôt d’une danse complexe où chaque élément enrichit l’autre. Qu’il s’agisse de comprendre ce qui constitue un esprit adaptable ou d’imaginer comment améliorer nos systèmes éducatifs pour nourrir cette intelligence, cette complémentarité s’impose comme une boussole.

En fin de compte, penser l’intelligence adaptative comme à la fois universelle et culturellement située, c’est accepter sa richesse, sa diversité et ses multiples angles de lecture. Et si cette capacité à tisser ces nuances était, paradoxalement, la forme suprême d’adaptabilité humaine ?

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